Planète, état des lieux et perspective d’actions

APRÈS LA CONFÉRENCE DE DOMINIQUE BOURG AU CAP DE SAINT-AMARIN LE 27 mars 2014
UN ARTICLE DE « LA DÉCROISSANCE » SUR LE MÊME SUJET

Agir vite et fort, sans quoi le changement climatique produira de plus en plus d’« effets pervasifs, sévères et irréversibles » sur les sociétés humaines et les écosystèmes. C’est avec des mots inhabituellement forts que le Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (GIEC) a rendu public, dimanche 2 novembre à Copenhague (Danemark), la synthèse de son cinquième rapport.
Voici, pour l’occasion, ce que disait Dominique Bourg — que nous avions invité à St Amarin il y a quelques mois — dans une interview au journal « La Décroissance » :
Ex « pape » du Développement Durable, Dominique Bourg ne cesse de dénoncer ce qu’il nomme désormais une « farce ». « C’est la décroissance ou le clash », avertit-il. Un repositionnement qui nous intéresse d’autant plus que ce professeur de l’université de Lausanne, philosophe, auteur de nombreux ouvrages sur l’écologie est très présent dans les institutions gouvernementales et économiques et… vice-président du CA de la Fondation de Nicolas Hulot.

La décroissance : Plutôt que d’utiliser le terme omniprésent de « crise », vous insistez sur le fait que nous vivons une période d’effondrement. Pourriez-vous nous précisez ce que vous entendez par ce mot ?

Dominique Bourg : Employer le terme de « crise », c’est supposer que l’on sorte d’une normalité pendant une période transitoire, ce qui peut durer quelques années ; puis que l’on retrouve un état de normalité, même si celle-ci peut prendre une forme différente de la situation antérieure. Aujourd’hui la période que l’on vit n’a rien à voir avec cela. Nous faisons face à une dégradation continue de la biosphère, un appauvrissement continu des ressources. L’ensemble des écosystèmes s’affaiblit. Nous entrons dans un goulot d’étranglement, sans aucune sortie à la normale possible. La crise est un concept qui est parfaitement inadéquat pour définir ce que l’on vit. Nous n’avons jamais connu une période aussi difficile dans l’histoire.

Pour apporter des réponses appropriées aux difficultés que nous traversons, il faut d’abord employer les bons mots pour les qualifier. Pour moi, il est clair que nous sommes dans une situation de pré-effondrement, comme l’a définie Jared Diamond dans son livre Collapse 1: car si la base matérielle se dérobe sous nos pied, c’est toute l’organisation sociale qui s’effondre. Tous nos modes de vie, toute la société repose sur des flux de matières et d’énergie sans cesse croissants. Or ces ressources sont envoie d‘épuisement et notre consommation d’énergie perturbe le système biosphère. Sans décroissance de ces flux de matières et d’énergie, on ne s’en sortira pas.

Quels sont les indicateurs de cet effondrement ?

Je vais d’abord parler des indicateurs matériels et de la relation énergie-climat. C’est une nasse à plusieurs niveaux. Aujourd’hui, il y a à la fois trop d’énergie fossile dans le sous-sol, et pas assez. Pas assez pour répondre à nos besoins croissants, mais trop au point de dérégler le climat. Avec l’exploitation des énergies fossiles non conventionnelles, comme le gaz de schiste, nous rejetons encore bien plus de CO2 qu’avec les conventionnelles, ce qui accélère les problèmes climatiques que nous connaissons. Quant aux sources d’énergie renouvelables, elles sont très gourmandes en matériaux : on construit des éoliennes ou, dans une moindre mesure, des panneaux solaires avec d’énormes quantités de minéraux, or tous les gisements sont en voie d’épuisement. Nous exploitons des filons de plus en plus profonds, avec une teneur moindre en minéraux, ce qui nécessite de plus en plus d’énergie pour les extraire. Ajoutez à cela le problème de la raréfaction de l’eau douce, l’effondrement des ressources biotiques, notamment des ressources de la mer, l’érosion des sols, l’acidification des océans… L’un des dangers majeurs qu’engendre ce basculement des écosystèmes, c’est la chute des capacités de production alimentaire. On l’a bien vu durant les dix dernières années : les sécheresses ont provoqué une diminution des récoltes dans des régions agricoles importantes, comme la Russie ou les Etats-Unis. La possibilité d’un effondrement devient à terme très claire.

Quels sont les autres révélateurs du chaos actuel, sur les plans sociaux et moraux ?

Nous atteignons des niveaux d’inégalité jamais vu dans l’histoire. Jusqu’à la révolution industrielle, aucune région du monde n’était deux fois plus riche qu’une autre. Car les sources énergétiques étaient limitées : les muscles des hommes, des animaux, le bois, le vent, les cours d’eau… Il ne pouvait donc pas y avoir d’énormes différences entre les sociétés. Mais aujourd’hui, pour donner un exemple, le Qatar est 428 fois plus riche que le Zimbabwe. C’est une situation inédite : jamais les richesses n’ont été aussi mal réparties, concentrées entre les mains d’une minorité. Jamais les écarts n’ont été aussi importants.

On arrive à l’extrême de ce à quoi peut aboutir l’individualisme forcené. L’insensibilité à la souffrance d’autrui est maximale. Et le pire c’est qu’elle est justifiée, légitimée une minorité peut tout à fait accaparer les ressources de la planète et nuire aux autres. On a fini par perdre complètement de vue que le sujet dépend de la relation avec autrui. Le moi repose sur des liens, ce n’est pas une entité séparée, distincte. Le déni de nos liens aux autres devient faramineux, et c’est une des raisons de notre décrépitude morale.

D’après vous comment le clash pourrait-il se manifester dans les années à venir ?

J’ai étudié la question de la démocratie écologique : comment faire en sorte de revivifier les institutions pour faire face aux enjeux actuels. Je n’ai pas de modèle tout fait, je ne sais pas quelle forme définitive elle pourrait prendre. Les institutions dépendent de nos manières d’être et inversement : elles s’influencent mutuellement. La pénurie matérielle va nous contraindre à revoir notre organisation, nos valeurs, nos modes de vie en profondeur. Pour amorcer la pompe, je propose dans mes livres d’impulser des modifications institutionnelles. Plus on attend, plus il sera difficile de faire face. Si le sommet de Copenhague avait abouti, il était prévu de diminuer de 3% les émissions mondiales de CO2, chaque année, même si cela aurait été très difficile à atteindre. Imaginons que la conférence de Paris réussisse en 2015 : la mise en œuvre de cet accord à partir de 2021 exigerait pour le même objectif de contenir la hausse de la température moyenne du globe en deçà de 2°C à la fin du siècle, une réduction moyenne de 6 à 9%.

Je réfléchis à trois scénarios dans mes recherches : la démocratie écologique par le changement institutionnel ; une démocratie écologique qui reconnait la vulnérabilité de la société globale et qui encourage des expériences originales, des modes de vie alternatifs, des initiatives locales marginales qui pourraient être des laboratoires intéressants pour la société de demain ; et le troisième scénario c’est de penser la société de l’après effondrement, car il est probable qu’on se casse la gueule. Même si le pire n’est jamais certain. Je ne m’appelle pas Madame Soleil, mais si je voulais m’amuser à faire des prévisions, je pourrais dire qu’on risque de vivre un mélange entre le délitement de Rome, qui a pris des décennies, et le XIVème siècle, quand se sont déroulés à la fois la guerre de Cents Ans, le petit âge glaciaire et la peste noire qui a fait des ravages et a occis un tiers de la population affamée… Un mélange de ce type nous pend au nez. Avec les données dont nous disposons, cela fait partie des scénarios possibles.

Vous parlez de refonder la société autour d’initiatives locales. Mais cela parait difficile aujourd’hui, avec un système technicien qui nécessite des institutions centralisées.

Les monastères étaient méprisés par les élites de Rome. Mais ces expériences ont permis de poser des jalons nouveaux. La société qui s’est reconstruite autour des monastères, ce n’est pas une société qui est devenue un grand monastère : elle aurait disparu et nous ne serions pas là pour en parler ! Même si ces initiatives restent minoritaires et ne se généralisent pas forcément, ce sont des lieux d’expérimentation importants : on met en place de nouvelles manières de vivre, de s’organiser, de produire, d’échanger. Aujourd’hui avec notre niveau de technicité, l’organisation est décentralisée, complexe. C’est l’un des points noirs possibles : si l’effondrement est général il sera difficile de faire de la permaculture à coté des réacteurs nucléaires… William Ophuls2 évoque la possibili­té de refonder de petits États, sur une base rousseauiste : ses positions sont intéressantes. Il faut réorganiser la société, en redéfinissant nos valeurs communes, tout en sachant qu’on part toujours d’un héritage. L’histoire montre que des peuples ont su se ressaisir et prendre à bras-le-corps des situations d’effondre­ment. Mais dans ces périodes, on en passe souvent par des débuts qui ne sont pas toujours désirables…

En présentant la décroissance comme notre destin inéluctable face au déclin des ressources matérielles, comment parvenir à fédérer, à convaincre d’op­ter pour cette voie ?

Il ne peut pas y avoir de société éco­logique s’il n’y a pas une population qui l’accepte, la comprenne et la désire. Les gens doivent désirer leur mode de vie : c’est fondamen­tal, sinon c’est un dictateur qui impose des choix. C’est là que rési­de tout l’enjeu. Et on en est loin. Il est probable que nous ferons tout pour maintenir le système actuel le plus loin possible, « jusqu’à la der­nière goutte de pétrole », comme l’annonçait déjà Max Weber en 19173. Notre société actuelle ne peut pas fonctionner sans flux de matières et d’énergie abondants et bon marché, elle s’écroulerait sans cet apport continu. Mais nous n’avons pas conscience de la néces­sité de la décroissance. Si un réfé­rendum était organisé sur la ques­tion, la population n’opterait pas pour la décroissance. Il y a un déca­lage total entre ce que les personnes pensent et le monde dans lequel on se trouve. L’actuel gouvernement en est la parfaite illustration : croire que les taux de croissance des Trente Glorieuses peuvent réappa­raître en Europe, c’est pathétique.

Je sais que vous, dans votre journal, vous faites de la décroissance un idéal social, un but à atteindre pour vivre beaucoup mieux. Je n’ai aucun doute que nous pouvons fonction­ner mieux avec des flux matériels moindres, en mutualisant, en parta­geant. Je partage ce projet poli­tique : comment créer une société plus solidaire, plus juste, sur cette base. Mais il faut le reconnaître, cette position de la décroissance n’a pas d’impact, elle est très minoritai­re. La société n’en veut pas, elle trouve le terme négatif et n’entrevoit pas la possibilité d’un bien-être accru et matériellement plus light. Je n’ai pas la même posture que vous, nous avons une stratégie de discours différente même si les deux approches se complètent. Je suis plus académique dans mes travaux, plus observateur, je réfléchis aux différents scénarios susceptibles d’advenir, j’imagine des change­ments institutionnels pour mettre en place une démocratie écologique en essayant de la rendre désirable et positive. Mais je reconnais que c’est tout aussi modeste et que mon suc­cès est tout autant limité. Je ne sais pas comment les gens vont adhérer à un tel projet politique et trouver un sens à l’écologie, un mieux en rédui­sant les flux de matière et d’énergie. Depuis trois siècles, on est formaté – pour accumuler toujours plus; pro­duire plus et consommer plus, vous et moi y compris. Entre le temps nécessaire pour nous dé-formater et la rapidité des événements, un clash est tout sauf impossible. Des scéna­rios de guerre sociale sont envisa­geables, avec un minimum de gens qui s’approprient la majorité des richesses.

Pouvez-vous rappeler pourquoi vous considérez désormais le développe­ment durable comme une farce ?

Le développement durable a complè­tement échoué. Le rapport Brundtland avait donné pour but de réduire les inégalités de richesses et les problèmes environnementaux ; or les unes comme les autres se sont démultipliés. Dès le départ, c’était voué à l’échec : croire qu’on peut continuer indéfiniment comme avant, comme si on pouvait rendre compatible la raison économique, qui est le règne de l’égoïsme de cha­cun, avec la préservation de l’envi­ronnement et le partage des biens communs, c’était totalement illusoire. Le développement durable a accompagné la vague néolibérale. Certains y ont cru, moi y compris. Je me suis trompé, je suis le premier à le reconnaître.

Il faut au contraire cantonner l’éco­nomie, la contrôler, nous avons besoin de régulation étatique forte. Face à l’urgence de la situation, il y a notamment un verrou institution­nel à supprimer, c’est la création monétaire : les États empruntent au secteur privé et ne créent plus ‘direc­tement la monnaie. L’endettement est la conséquence directe de l’affai­blissement du rôle de l’État. Cette dette colossale empêche les investis­sements nécessaires pour une transi­tion énergétique, comme la réhabili­tation du bâti ou l’agro-écologie. Or ce sont là des mesures urgentes, indispensables pour faire bouger les consciences et les choses.

Propos recueillis par Pierre Thiesset

1 – Jared Diamond, Effondrement, Gallimard, 2006.
2 – Auteur américain, il étudie les transforma­tions sociales et politiques nécessaires à une prise en compte de l’écologie. Ses ouvrages, notamment La Revanche de Platon, n’ont pas été traduits en français.
3 -L’Ethique protestante et l’esprit du capitalisme, Non, 1964.

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