Dans le Rojava syrien, une marche vers l’écologie ralentie par la guerre

Dans le Kurdistan syrien – plus connu sous le nom de Rojava, récemment rebaptisé Fédération démocratique du Nord-Syrie – les institutions locales mettent en avant la dimension écologique de leur projet de société. Investie sur les questions agricoles, le recyclage des déchets ou le reverdissement des villes, la bonne volonté des techniciens locaux et des volontaires internationaux ne manque pas. Mais les obstacles restent nombreux, la fédération restant prise en étau par la guerre, coincée entre armée turque, dictature syrienne et État islamique, et peu soutenue par la communauté internationale. Reportage.

Jinwar, village de femmes au Rojava

par Sylvain Mercadier

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Sous un ciel grisonnant, un volontaire international nous fait visiter le site de l’académie civile de la « commune internationaliste ». La terre gorgée d’eau s’agglomère en mottes compactes et collantes qui alourdissent nos semelles. Aux alentours, s’étalent des centaines de kilomètres de plaines dénudées où se pratique encore une monoculture intensive. « C’est justement ce modèle capitaliste et hyper productiviste que nous voulons dépasser avec notre projet », explique Mardin [1], un volontaire international.

Comme tous les volontaires de la commune, il a adopté un nom de « haval », camarade en kurde, qui symbolise son intégration dans le mouvement révolutionnaire. Ici, les internationaux s’imprègnent de la culture locale et parlent le kurde couramment. Beaucoup portent des habits traditionnels comme le shirwel et le çemedani, le foulard kurde. Ils viennent d’horizons différents, mais partagent une aversion pour le capitalisme. Ils ont à un moment franchi le pas et rejoint le mouvement Kurde syrien en pleine guerre civile.

« Make Rojava Green Again » : un projet d’inspiration agro-écologique

L’académie civile s’est installée sur une butte, dans les environs de Derik (al-Malikiyah en arabe), à l’extrême nord-est de la Syrie. Les membres de l’académie y ont construit de petites maisons en dur pour y loger les membres et pour y entreposer le matériel. « Nous allons utiliser les grosses pierres du site et faire des murs sur le pourtour de la butte, puis planter des arbres afin de reverdir l’espace. Sur la colline, nous allons cultiver fruits et légumes en expérimentant toute une gamme de méthodes alternatives comme la permaculture », décrit Mardin.

Comme l’explique le manifeste de la commune qui a lancé une campagne intitulée « Make Rojava Green Again », l’objectif du projet est d’incarner une alternative écologique dans le Rojava – rebaptisé « Fédération démocratique du Nord-Syrie » pour englober l’ensemble des populations, kurdes et non kurdes, habitant sur le territoire – et de promouvoir une agriculture respectueuse de la nature. « Le projet ne se limite pas à ce site, précise Mardin. À Hayaka, à quelques kilomètres, nous mettons en place un projet d’agro-foresterie dans une petite forêt de peupliers où l’exploitation du bois se fait de manière pérenne en collaboration avec les habitants du village. »

  Dans la réserve naturelle du réservoir de Derik.

Les volontaires vont aussi entretenir la jeune réserve naturelle du réservoir de Derik. Autour d’un lac de barrage, le comité pour l’écologie du canton de Jezireh a planté des milliers d’arbres pour reverdir les berges de cette retenue d’eau où baignent des oiseaux migrateurs. « Le niveau d’eau est bas, même aujourd’hui en pleine saison des pluies, explique Mardin. C’est en partie à cause de l’État Turc qui fait tout ce qu’il peut pour minimiser le débit des affluents de la Syrie depuis le début de la révolution. Mais la nature nous aide. Des sources souterraines continuent d’alimenter ce réservoir crucial qui alimente non seulement Derik, mais aussi Qamishli durant la période sèche. Malheureusement, l’avenir est morose. Le changement climatique va probablement condamner ce barrage à s’assécher de manière permanente dans les décennies à venir. »

L’urgence de restaurer des services publics

L’académie de la commune internationaliste est une particularité du nord de la Syrie et n’a pas d’antécédents dans la région. La fibre écologiste de ces volontaires enthousiastes semble partagée par de nombreux kurdes. Dès le début de la révolution, qui a vu les milices kurdes supplanter l’État syrien dans les parties du nord du pays où la population kurde est majoritaire, des institutions politiques alternatives se sont mises en place, privilégiant un modèle politique inspiré par la pensée d’Abdullah Ocalan, le fondateur en Turquie du Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK, dont la branche syrienne est le PYD), qui promeut la démocratie directe et participative par le biais du « confédéralisme démocratique ». L’autogestion est au cœur du projet, tout comme les politiques d’émancipation de la femme, et l’écologie.

  L’équipe des ingénieurs du comité pour l’écologie du canton de Jezireh.

Utopique dans leurs principes, les projets progressistes mis en place par les nouvelles autorités se heurtent aux mille embûches que produisent notamment la guerre. « Dès le départ, nous faisions face à de nombreux problèmes », nous explique A’nad, un ingénieur agricole membre du comité pour l’écologie du canton de Jezireh. Remplacer une administration corrompue n’est pas tâche aisée lorsqu’on n’a pas l’expérience requise. Il reprend : « L’urgence nous a fait constamment revoir nos priorités. Au départ ce sont les questions de ramassage des déchets et d’entretien de la ville qu’il a fallu résoudre rapidement. Aujourd’hui encore, ces questions ne sont pas complètement résolues. Le blocus sur la Fédération est le plus grand frein au développement de nos projets et à la mise en place d’une véritable société écologique. »

La catastrophe du raffinage sauvage

Sur la route entre Derik et Qamishli, un autre problème environnemental ne manque pas d’attirer l’attention. Depuis les puits de pétrole du nord syrien, de gigantesques nappes de fumées âcres s’échappent des sites de raffinages improvisés. « Les effluves des puits de pétrole sont dues au fait que nous ne disposons pas d’équipements adéquats pour raffiner le pétrole. Le blocus nous empêche de nous fournir en matériel sophistiqué », reprend A’nad. « De plus, le prix des huiles qui s’emploient pour obtenir un processus de raffinage normal a été multiplié par dix-sept ! Impossible de raffiner convenablement le pétrole dans ces conditions. » Une lueur d’espoir point : un ingénieur originaire de Qamishlo travaille sur un système de filtre qui puisse absorber les émanations toxiques et résoudre la question de la pollution causée par les puits.

  Les fumées issues d’un site de raffinage du pétrole dans la région pétrolière de Ma’abade.

Sous l’ère du régime baasiste de Bachar al-Assad, les centres de raffinage et les centres de formations des ingénieurs ainsi que les silos à grains étaient situés hors des zones de peuplement kurde, pour rendre ces régions plus dépendantes de l’État central. Aujourd’hui, toute une organisation est à revoir. Mais les projets peinent à se concrétiser. « C’est un problème crucial. Nous sommes dans une situation très ambiguë où il nous faut trouver un équilibre entre la volonté de protéger l’environnement et garantir en même temps des services de bases cruciaux pour la société comme l’essence », explique A’nad.

Une taxe pour financer des projets environnementaux

Pour compenser cette catastrophe environnementale insolvable pour le moment, les autorités du canton ont imposé une taxe sur les industries polluantes, qui permet de financer des projets environnementaux comme la reforestation et le reverdissement des villes. Ces projets mobilisent différents comités, pour sensibiliser la population et organiser des actions occasionnelles de nettoyage de la ville. « Nous travaillons avec des écoles sur des petits projets de création de jardins et des séances de sensibilisation des jeunes aux questions environnementales », nous explique Marwa, une ingénieure agricole enthousiaste, membre du comité écologique du canton.

  Marwa, dans le Meshtel.

Marwa gère un projet urbain, le Meshtel, un centre agricole qui sert de pépinière et propose des activités éducatives. « Avec ce centre, nous organisons des campagnes de reverdissement de la ville et de création de nouveaux espaces verts, des installations qui manquent cruellement dans la ville où les habitants n’ont plus de relation avec leur environnement naturel », explique-t-elle.

Absence de soutien international

Le système de démocratie directe a favorisé la création de nombreuses communes dans les quartiers des villes de la fédération. C’est sur leurs initiatives que s’appuient ces projets au Jezireh. « Les communes de quartiers et les écoles qui sont volontaires font appel à nous pour mettre en place des projets de formation sur l’environnement et l’écologie. Nous faisons aussi des brochures sur le tri et le recyclage des déchets, sur l’entretien », explique Alan, membre de la direction du comité pour l’écologie.

« Il manque une reconnaissance de notre entité administrative et politique par la communauté internationale. Nous pourrions prétendre à beaucoup plus d’aides et de coopération si c’était le cas, soutient Alan. Le Pnud (Programme des Nations-unies pour le développement, ndlr) par exemple, rechigne à travailler avec nous dans Qamishlo alors qu’il collabore avec les quartiers encore tenus par le régime dans la ville. Mais notre administration concerne près de 90% de la ville ! Nous voudrions aussi bénéficier de l’aide de spécialistes qui pourraient nous conseiller sur nos initiatives locales. Nous aimerions envoyer une délégation à la conférence annuelle sur le climat, mais nous n’avons pas de moyens de les joindre jusqu’à aujourd’hui. »

L’enthousiasme intarissable des volontaires et des ingénieurs au service de l’écologie dans la Fédération du Nord-Syrie est vital, mais ne sera probablement pas suffisant pour résoudre à lui seul les problèmes d’un pays déchiré par la guerre. Sans initiatives de coopération sincères de la communauté internationale, ces projets locaux ne seront malheureusement que des gouttes d’eau dans un océan de ravages humains et environnementaux.

Sylvain Mercadier.

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