Conférence, rencontre avec Henri Eckert

« La communauté disloquée » de la vallée de Saint-Amarin

autopsiée par le sociologue Henri Eckert

Originaire d’Oderen, le sociologue et chercheur Henri Eckert consacre un essai à sa vallée natale. « La communauté disloquée, essai sur le déclin d’une vallée industrielle » vient éclairer les causes profondes du vote d’extrême droite dans les vieilles communes textiles montagnardes.

Article paru dans les DNA le 18/10/2023, Grégoire GAUCHET

 

Henri Eckert est revenu. Le sociologue s’est glissé dans la vallée de sa jeunesse dans le cadre du projet de recherche sur les classes populaires initié par le Gresco à l’université de Poitiers. « Un livre dicté par mes origines, glisse-t-il. Et pour comprendre comment mes camarades d’alors ont vécu les bouleversements qu’a connus la vallée. » Le chercheur s’est installé deux mois et demi dans un lieu quitté il y a très longtemps et a observé comment les gens vivent.

À la source de cette expérience, le vote Front national puis Rassemblement national, particulièrement fort dans les communes de la vallée de Saint-Amarin aux différentes élections présidentielles. « Je voulais comprendre comment dans cette vallée habitée par des braves gens, qui travaillent et mènent une vie normale et pour lesquels j’ai un immense respect et attachement, on peut en venir à voter aussi massivement pour l’extrême droite aux présidentielles et de continuer aux autres élections à voter centre droit/chrétien-démocrate, comme cela a été le cas depuis le XIXe siècle. C’est pour moi une situation un peu schizoïde », décrit-il.

« Des idées sociales allant bien au-delà du paternalisme »

« L’hypothèse que je formule est que ce n’est pas la perte d’emploi et de travail, mais plutôt du système de cohésion sociale issu de l’histoire économique et sociale de la vallée qui s’est écroulé avec. » Avant la crise et la désindustrialisation de la vallée, incarnée par l’agonie de la Manufacture d’impression de Wesserling, un écosystème économique et social s’est organisé allant bien au-delà du travail, relate le sociologue, sensible aux thèses du sociologue Max Weber (1864-1920) dans L’éthique protestante et l’esprit du capitalisme. « Les Gros-Roman et autres industriels de la vallée étaient des protestants calvinistes, marqués par des idées sociales allant bien au-delà du paternalisme. Ils voulaient développer une société consensuelle autour de leur projet industriel. Ils ont installé leurs usines car il y avait dans la vallée une main-d’œuvre disponible, qui, sinon, aurait été obligée de partir. Ils ont permis à ces paysans de travailler, de devenir des paysans-ouvriers, puis des ouvriers-paysans. Ils ont pu continuer à vivre ici, mieux que les paysans qui s’étaient exilés à la périphérie des villes. »

La fin d’une « communauté industrieuse » fondée sur un avenir commun

Est ainsi né ce qu’Henri Eckert nomme « une communauté industrieuse », aux antipodes « de l’affrontement de classes entre un prolétariat exploité et un patronat exploiteur. Dans la vallée, chez les uns et les autres, il y avait la conviction de se trouver dans le même bateau, d’agir et de travailler pour le même bien commun, la religion y jouant un grand rôle. »

Mais avec l’effondrement de l’industrie textile, cette « communauté industrieuse », qui allait bien au-delà du simple contrat de travail et formait un écosystème protecteur, s’est progressivement fissurée. Elle est devenue « une communauté disloquée ». Les solidarités collectives qui en découlaient ont disparu, les rapports sociaux que la communauté générait se sont étiolés. « À partir des années soixante-dix, quand l’industrie s’est effondrée, les gens ont dû se frotter à un autre monde, aller travailler plus loin, affronter le marché du travail. Ils sont partis à Thann, Cernay, Mulhouse, en Allemagne, en Suisse, “là devant”, comme le désigne une formule qu’ils emploient fréquemment. Les lieux de consommation se sont ensuite déplacés des villages vers les centres commerciaux », accentuant le dépérissement.

« Dans le même temps, les jeunes ont commencé des études et s’en sont allés ailleurs trouver un travail à la hauteur de leurs compétences. Tout un monde d’interconnaissances et d’interactions s’est défait pour aboutir à la situation d’anomie [disparition des valeurs communes à un groupe] que nous connaissons. »

« Une solidarité nationale mythique » face au déclin

Bref, à défaut de ces solidarités anciennes, les personnes ont basculé et se sont électoralement réfugiées vers « une solidarité nationale mythique », sécurisante, qu’incarnerait à leurs yeux l’extrême droite. Pour Henri Eckert, cette clé de compréhension vaut aussi pour d’autres régions du nord et du nord-est, « des zones de vieilles industries sociologiquement marquées par le paternalisme patronal et par une influence religieuse forte », relève-t-il.

Se défendant de toute nostalgie vis-à-vis du monde disparu, il fonde quelques espoirs éthiques et sociologiques dans l’émergence de nouvelles solidarités. « Il y a une montée en puissance de la prise de conscience écologique dans la vallée face au monde qui se défait et met notre existence en péril. Cela peut amener une communauté à se ressouder. »

Henri Eckert, 73 ans, est sociologue. Professeur émérite à l’université de Poitiers, il est toujours en activité au sein du laboratoire poitevin du Groupe de recherches sociologiques sur les sociétés contemporaines (Gresco) où il travaille à la question des classes populaires.

Né à Thann en 1950, il a vécu jusqu’à l’âge de 15 ans dans la vallée, à Oderen, et a toujours gardé un œil sur sa région d’origine. Après des études à l’École normale de Colmar, et des études de sociologie, il a entamé une carrière de chercheur et d’enseignant qui l’a conduite à Strasbourg, Paris et Marseille. Il a entre autres été sociologue au Centre d‘études et de recherches sur les qualifications (Cereq – Marseille) au sein du département insertion professionnelle des jeunes.

Henri Eckert vit aujourd’hui à Lyon. Il a publié différents ouvrages, dont Avoir vingt ans à l’usine (Éditions La Dispute, 2006). Plus récemment, en 2016, il a coécrit avec Sophie Béroud, Paul Bouffarige et Denis Merklen un essai politique, En quête des classes populaires (Éditions La Dispute), « pour comprendre comment on est passé de « la » classe ouvrière qui a incarné la classe populaire à « des » classes populaires, de quelque chose d’homogène à quelque chose d’hétérogène ». À l’invitation de l’association Thur Écologie & Transports, il se rendra le vendredi 10 novembre à 19 h 30 à la salle du Cap à Saint-Amarin pour présenter aux habitants de la vallée son nouvel ouvrage, La communauté disloquée, essai sur le déclin d’une vallée industrielle.

Grégoire GAUCHET

Et, comme Fabrice Nicolino

Nous voulons toujours des coquelicots !!!

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