Nucléaire-Numérique le tandem idéal

En ces temps troublant les nouvelles ne sont pas très florissantes, il est donc toujours impératif d’informer des dangers que s’ils paraissent cachés, invisibles, ne sont pas pour autant irréels. En être informé et conscient, autorise à la lucidité et à la vigilance, afin de s’en protéger lorsque c’est possible.

Cet article présente une analyse de notre compagnon à Thur Ecologie Transports Désir Cypria pour la toute jeune revue papier, à parution épisodique. Cocorico S’prennt – n°2 – mai 2024.

Nucléaire-Numérique :

le tandem idéal pour une gestion autoritaire des crises actuelles ?

 » Il est évident que, grâce aux ordinateurs, une intégration de toutes les données sociales devient possible avec une possibilité inimaginable d’un contrôle total de la vie privée grâce au traitement centralisé de la totalité des informations enfin totalement mémorisées et utilisées  » :

Jacques Ellul : Le Système Technicien, aux éditions Calmann-Lévy, 1977.

 » Le choix du nucléaire illustre au plus haut point la manière dont le fait technique se transforme en choix politique, tout en écartant toute participation démocratique  » : Gérard Dubey et Alain Gras : La Servitude électrique : du rêve de liberté à la prison numérique, aux éditions du Seuil, 2021

Avertissement : Contrairement à ce qu’exige la police de pensée, ce texte ne comporte aucune donnée chiffrée. Ne pas appuyer notre analyse sur des données chiffrées, tout en essayant d’être clair et accessible pour le plus grand nombre, pourrait peut-être déjà constituer un premier acte de résistance face à l’omniprésence de mesures dans nos sociétés, qui manifestement ne nous aide pas à mieux saisir la juste mesure des choses1.

Introduction 

Il ne fait plus aucun doute que les technologies numériques ont colonisé pratiquement l’ensemble des activités humaines, agissant de plus en plus, dans nos vies professionnelle et privée2,, en rendant poreuse la frontière entre celles-ci.

Le développement et l’entretien des infrastructures qui assurent l’opérabilité de ces technologies, nécessitent et alimentent une électrification massive de la société.

C’est dans cette première perspective énergétique que le projet actuel de « relance » du Nucléaire s’inscrit.

En effet, pour l’élite technicienne (notamment française), l’électrification massive passera par une intensification de la production de « renouvelable », mais aussi et surtout, par une (re)nucléarisation du parc électrique. Pour elle, le

« mix énergétique » ne saurait être conçu sans le nucléaire.

Mais les développements conjoints du nucléaire et du numérique s’inscrivent aussi dans des perspectives politiques et géopolitiques.

En effet, et comme nous le verrons, ces deux technologies présentent des atouts respectifs et communs absolument majeurs pour une forme de gouvernance autoritaire, tant à l’intérieur qu’à l’extérieur des frontières du pays.

Corps humain façonné avec des molécules d’un concept des sciences de l’image

Leur déploiement massif dans notre société au nom de l’impératif climatique et de la

souveraineté technologique pourrait bien signaler l’avènement d’un nouveau régime

technobureaucratique, peu compatible avec l’exercice de la démocratie.

Pourquoi le Nucléaire et le Numérique forment-ils un tandem ?

Nucléaire et numérique possèdent indéniablement tout un ensemble de caractères communs de par leurs origines, ou encore vis-à-vis des enjeux et espoirs qu’ils cristallisent autour d’eux. Leurs destins, qui semblent aujourd’hui plus que jamais scellés (et tout particulièrement en France), devraient nous conduire à les considérer comme deux piliers d’un même projet de société. Et donc à les penser inséparablement.

Deux technologies qui cultivent l’obsession sécuritaire et le secret :

La surveillance quasi militaire et paranoïaque des infrastructures respectives de ces deux technologies en témoigne. A ce sujet, Fanny Lopez3, nous rappelle qu’un centre de données (« datacenter ») comporte autant de points de contrôle et de surveillance qu’une centrale nucléaire !

L’explication tient d’une part au caractère éminemment confidentiel associé à tout un pan des données récoltées par les technologies numériques (données personnelles, commerciales, industrielles, politiques, etc.), et d’autre part au potentiel génocidaire que contiennent les technologies nucléaires. Une bombe ou une centrale sont avant tout des machines à produire et diffuser des « êtres radioactifs » dans l’environnement4.

Ces deux technologies représentent donc un intérêt hautement stratégique pour les élites, tant à l’intérieur qu’à l’extérieur des frontières de la nation.

Deux technologies qui entretiennent le mythe de l’abondance et le culte de la démesure :

Le nucléaire comme le numérique véhiculent et entretiennent le vieux mythe (cornucopien5) d’une société d’abondance, capable de s’affranchir des limites matérielles, et affichant toute l’arrogance de la puissance technicienne. L’explication est en partie liée au fait que les propriétés de l’infiniment petit qu’exploitent ces technologies sont porteuses de promesses de puissance et d’efficacité infinies. Mais, plus on cherche à extraire de la puissance et de l’efficacité du monde de l’infiniment petit, et plus on doit faire appel à des infrastructures démesurées. Seulement, est-il souhaitable d’adapter la réalité terrestre et l’échelle humaine aux propriétés du monde de l’infiniment petit… ?

Deux technologies qui bouleversent chacune à sa façon notre rapport au temps :

Les technologies nucléaires condamnent notre futur en nous engageant dans une gestion éternelle de leurs installations et de leurs déchets. Quant aux technologies numériques, elles nous emprisonnent toujours plus dans la tyrannie de l’instantanéité.

Le déploiement conjoint des technologies nucléaire et informatique s’inscrit dans un processus de renforcement et de potentialisation des révolutions industrielles précédentes (charbon et pétrole).

Ce processus est aux antipodes de la « transition écologique » ou bien encore de « la quatrième révolution industrielle » qui font l’objet d’une intense propagande médiatique. Ces dernières sont censées nous débarrasser de tous les inconvénients matériels de l’ancien monde. Mais, au final, nucléaire et numérique prolongent l’ère des fossiles tout en accentuant l’extractivisme (exploitation massive des ressources minières, de l’eau…).

Deux technologies qui se trouvent au sommet du Système Technicien :

Le degré d’extrême sophistication sur lequel repose ces deux technologies indique que leur déploiement (quelle qu’en soit l’échelle) ne saurait se concevoir dans une société faiblement technicisée (dite « low-tech »). La société qui produit ces deux technologies, tout en étant façonnée par elles, requiert au sommet de sa pyramide sociale une très puissante classe d’ingénieurs, scientifiques, techniciens et managers, ainsi que toute une batterie de dispositifs de surveillance, de contrôle, et de manipulation.

Deux technologies conçues comme support de développement. L’électronucléaire et le numérique sont chargés d’exercer une action dynamisante sur un ensemble d’activités économiques, tout en renforçant notre souveraineté technologique.

Deux technologies dont les développements respectifs ont grandement bénéficié du déploiement du complexe militaro-industriel.

Deux technologies piliers indispensables et complémentaires du projet d’électrification de la société :

Plus on digitalise et plus on doit recourir à des systèmes de production-distribution d’électricité performants dont le fonctionnement nécessitera en retour toujours plus de digitalisation (pour assurer le pilotage en temps réel, le lissage, la flexibilité, etc.) …  

Le Tout-électrique et le Tout-numérique forment ainsi un couple dont les liens se resserrent à mesure que l’un et l’autre se développent.

Enjeux énergétiques, enjeux de politiques intérieure et extérieure, du tandem Nucléaire-Numérique

« Nous voyons ici à quel point l’entreprise de domination de l’énergie se trouve corrélée à celle de la domination politique » : José Ardillo, Les illusions renouvelables. Energie et pouvoir : une histoire, aux éditions L’Echappée, 2015

Plus une société est apte à produire de l’énergie et plus son organisation nécessitera une concentration du pouvoir avec une pondération de plus en plus favorable à la classe des techniciens.

Les enjeux énergétiques : Nucléaire-Numérique pour « décarboner » et « dématérialiser » 

L’émergence de la question climatique dans les agendas politiques des pays industrialisés au cours des années 1980, puis son omniprésence à partir des années 2 000, auront contribué à réduire de plus en plus les problèmes environnementaux aux seules émissions de gaz à effet de serre, et même plus singulièrement à la question des rejets du CO2 (dioxyde de carbone) dans l’atmosphère. Cette omniprésence de la question climatique dans le débat public aurait peut-être contribué à ringardiser le combat anti-nucléaire auprès des nouvelles générations de militants écologistes.

L’écologie scientifique dont le discours a été de plus en plus influent dans la sphère de l’écologie institutionnelle (partis politiques, ONG, associations, etc.), au détriment de l’écologie politique des années 1970, aura joué un rôle décisif dans ce processus (nous reviendrons dans un prochain article sur les conséquences de cette scientifisation de l’écologie politique).

Ainsi, une approche purement technicienne de l’écologie s’imposera progressivement dans les débats publics.

Celle-ci se borne à déterminer scientifiquement, via des seuils de dommages supportables par la Nature, les limites et les conditions dans lesquelles le développement technico-économique pourrait se réaliser sans saper ses propres bases.

Au passage, notons que c’est là le sens premier du fameux rapport du Club de Rome, prélude au « développement durable » …

A coup de propagande, les grands médias forgeront ainsi un récit commun (le « Tous ensemble » pour « Sauver la planète » au cœur du discours écocitoyen) qui contribuera à dépolitiser les problèmes environnementaux.

Cette approche évite toute remise en cause du mode de vie des riches6. Et surtout, elle masque le rôle du déferlement technologique (alimenté par la sphère Recherche & Développement) dans les catastrophes en cours. Tout au contraire, il s’agit alors de présenter l’innovation technoscientifique comme notre seul salut.

L’équation est alors toute simple pour l’élite technicienne. Pour « sauver le climat et la planète », il faut massivement « décarboner » nos activités industrielles et massivement « dématérialiser » nos services.

C’est donc dans le cadre de ce solutionnisme technologique (l’autre nom de l’auto-accroissement de la Technique7), que la perspective du déploiement massif des technologies nucléaire et informatique trouve tout son sens.

Bien évidemment l’expansion du Système Technicien ne s’en trouve pas affecté, et la (sur)production globale d’énergie reposant sur la prédation de ressources naturelles, se poursuit. Croissance oblige !

Mais produire et consommer globalement plus d’énergie requiert un surcroît d’organisation, qui inéluctablement appellera un renforcement du pouvoir aussi bien à l’intérieur qu’à l’extérieur des frontières.

Les enjeux de politique intérieure : Numérique-Nucléaire pour contrôler adapter et faire participer

Au sein de chaque nation industrialisée, l’enjeu global est aujourd’hui d’adapter les humains aux développements techniques. Pour ce faire, depuis le début du XXe siècle, l’élite a dû recourir à diverses formes de gouvernement qui se sont succédées tout en s’hybridant au fil des décennies (Gouvernement par la norme, gouvernement par le risque, et gouvernement par l’adaptation8). C’est le gouvernement par l’adaptation qui depuis le début du XXIe siècle s’impose. La transparence et la participation en sont deux caractères majeurs. En gros, maintenant il ne s’agit ni de nier l’éventualité de catastrophes industrielles majeures, ni de chercher à maîtriser celles-ci, mais de fournir aux individus des outils qui leur permettront d’y faire face.

L’idée est d’organiser le « Vivre avec ». Ce qui est parfaitement compatible avec l’idéologie néolibérale.

Le récit du discours écocitoyen (« Tous ensemble pour sauver le climat »), fait écho à ce mode de gouvernement par l’adaptation.

Pour l’élite technicienne, et conformément à ce récit, il s’agit de déployer tout un ensemble de dispositifs techniques (au sens large) pour discipliner au mieux « la plèbe ». Lui inculquer la pratique des « petits gestes » afin de la responsabiliser à la maison, au travail, dans ses loisirs, etc., tout en invisibilisant les responsabilités du système et de ceux qui l’organisent.

Ainsi, au nom de la « sobriété », les technologies numériques couplées à la propagande médiatique, sont mobilisées pour rendre plus « vertueux » les comportements du citoyen en matière de consommation d’énergie sans toutefois modifier les logiques productivistes qui sont à l’œuvre dans le Système Technicien.

Le déferlement d’objets connectés dits « communicants » et « intelligents » prenant de plus en plus de décisions à notre place, et la prolifération de nombreux capteurs et autres mouchards électroniques (Linky, Gazpar…) destinés à profiler nos comportements en matière de consommation d’énergie, en témoignent.

In fine, « il s’agit de combattre et supprimer tout ce qui existe de façon autonome sans le secours de la technologie 9». L’écocitoyen responsabilisé devient ainsi un sujet passif soumis aux contrôles des experts et de leurs machines.

Enfin, concernant notre tandem Numérique-Nucléaire, observons que le déploiement des technologies nucléaires requiert impérativement une société dans laquelle le contrôle et la surveillance des machines et des hommes occupent une place primordiale. Les technologies numériques permettent de répondre (en partie) à cet impératif.

Références bibliographiques

1 : Voir Olivier Rey, Une question de taille, 2014 et Quand le monde s’est fait nombre, 2016, aux éditions Stocks.

2 : L’emprise numérique, comment internet et les nouvelles technologies ont colonisé nos vies, Cédric Biagini, aux éditions l’Échappée, 2012.

3 : A bout de flux, Fanny Lopez, aux éditions Divergences, 2022.

4 : La condition nucléaire. Réflexion sur la situation atomique de l’humanité, Jean-Jacques Delfour, aux éditions L’Echappée, 2014.

5 : Le bonheur était pour demain, Philippe Bihouix, aux éditions du Seuil, 2019.

6 : La question climatique. Genèse et dépolitisation d’un problème public, Jean-Baptiste Comby, aux éditions Raisons d’agir, 2015.

7 : Le système technicien, Jacques Ellul, aux éditions Calmann-Lévy, 1977.

8 : Histoire des sciences et savoirs (tome 3 : Le siècle des technosciences), dirigé par Dominique Pestre, aux éditions du Seuil, 2015.

9 : Catastrophisme. Administration du désastre et soumission durable, René Riesel et Jaime Semprun, aux éditions L’encyclopédie des nuisances, 2008.

Désir Cypria

Cet article aura une suite dans le prochain numéro, où seront abordés les enjeux géopolitiques, et pourquoi les technologies numérique et nucléaire contribuent à affaiblir la démocratie tout en renforçant le pouvoir des techniciens et de leurs machines.

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